Ne rien préférer à l’amour du Christ

Frères et sœurs, comment pouvons-nous donner un sens à nos existences ? Beaucoup dans notre société, et nous aussi parfois peut-être, se demandent pourquoi ils vivent, ont l’impression d’être inutiles jusqu’à sombrer pour certains dans la violence. Si l’on ne sait pas quoi construire, il est toujours possible de détruire, c’est plus facile et cela donne l’impression d’être vivant et de compter puisqu’on influe ainsi sur l’environnement. Mais la violence ne donne pas de véritable sens à l’existence, elle est plutôt un non-sens qui ne peut que produire le malheur chez celui qui la commet comme autour de lui. Pour être heureux de vivre, il nous faut construire quelque chose de durable. Beaucoup donnent du sens à leur existence en construisant une famille. C’est une bonne solution en effet, que Dieu lui-même a encouragée : « Soyez féconds et multipliez-vous » (Gn 1,28) est le premier commandement donné à l’homme et la femme. Mais cette façon de donner du sens à sa vie n’est pas donnée à tous. Certains couples sont stériles, comme celui de la Sunamite à qui Dieu donna un enfant seulement sur le tard, après l’intervention du prophète Elisée (1° lect.). Mais il existe une autre façon d’être fécond, qui est donnée à tous, et qui permet de donner du sens à l’existence : comme les arbres (que la bible compare souvent à l’être humain) qui produisent des fruits chaque année, et dont nous allons pouvoir nous délecter cet été, nous pouvons produire les fruits de l’Esprit : « amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, ­douceur et maîtrise de soi. » (Ga 5, 22‑23) Ces fruits-là sont nourrissants et savoureux, et ils réjouissent aussi bien ceux qui les produisent que ceux qui s’en nourrissent… Alors, comment les produire nous-mêmes ? La sève de l’Esprit Saint ne coulera dans nos cœurs que si nous sommes unis au Christ. Cela signifie que nous devons « ne rien préférer à l’amour du Christ » (St Benoît). Cette préférence implique deux choses. Premièrement, nous devons renoncer aux idoles. Deuxièmement, nous devons accueillir le Seigneur quand il vient nous visiter.

 

Premièrement, nous devons renoncer aux idoles. Même les biens les plus précieux peuvent devenir des idoles quand on les place au-dessus de Dieu Lui-même. Le Christ en distingue trois aujourd’hui : la famille, le bien-être, et sa propre vie. Jésus parle d’abord de la famille : « celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ». Certes, la famille est voulue et bénie par Dieu, mais elle doit éviter de se replier sur elle-même et de devenir un clan. Sainte Thérèse d’Avila a beaucoup souffert lorsqu’elle a quitté son père bien-aimé – le seul parent qui lui restait depuis la mort de sa mère – pour entrer au Carmel contre son accord, à l’âge de 18 ans. Elle écrit que lorsqu’elle quitta sa maison pour aller au monastère, elle eut l’impression qu’on lui arrachait les entrailles et que ses os se déboîtaient. Inversement, dans le Parrain, chef d’œuvre de Francis Coppola, on voit une famille apparemment unie, mais qui prospère par l’injustice et la violence.

Ensuite, le Christ nous met en garde par rapport au bien-être : « celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi. » Certes, l’homme n’a pas été créé pour la souffrance et il doit éviter tout masochisme ou dolorisme, mais le bien-être devient une idole lorsqu’il est recherché pour lui-même, et qu’il entraîne le refus de la souffrance et du sacrifice pour accomplir la volonté de Dieu. Saint Ignace nous invite ainsi à cultiver l’indifférence à toutes les choses créées, afin de choisir toujours ce que Dieu nous demande[i]. Notre société de consommation a placé le bien-être sur un piédestal, et éradiqué la notion de sacrifice.

Enfin, le Christ nous met en garde par rapport à nous-mêmes : « Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la gardera.» Certes, nous devons nous aimer nous-mêmes, comme nous y invite le plus grand commandement (« tu aimeras ton prochain comme toi-même »), mais nous pouvons aussi nous idolâtrer nous-mêmes. Saint Augustin écrit dans la Cité de Dieu : « Deux amours ont fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste ». L’amour de soi n’est juste que s’il est vécu comme Dieu nous aime. L’exemple des martyrs de toutes les époques doit nous interroger et nous stimuler : serions-nous capables de donner notre vie pour le Christ, nous aussi, pour témoigner de lui ?

 

Renoncer aux idoles nous permet d’être libres pour accueillir le Seigneur. Il peut venir à nous de multiples manières, aussi bien à travers des paroles (exprimées par une personne que nous rencontrons, dans un livre…) qu’à travers des évènements (le mot dabar, en hébreu, signifie les deux à la fois). La Sunamite nous donne l’exemple : non seulement elle accueille régulièrement chez elle le prophète Elisée, mais elle décide même de lui faire « une petite chambre sur la terrasse ». Son accueil est gratuit, non seulement financièrement, mais aussi parce qu’en donnant au prophète son autonomie, elle sait que rien ne l’obligera à lui parler. Sommes-nous prêts à faire de même ? A donner au Christ une « chambre » dans notre conscience ? N’oublions pas ce que Jésus a dit : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure. » (Jn 14,23) Et dans l’évangile d’aujourd’hui, il ajoute la notion de récompense : Qui accueille un prophète, un homme juste, ou un disciple en sa qualité d’homme de Dieu, recevra une récompense. Laquelle ? Jésus ne la précise pas, mais nous savons que la présence de Dieu en nous suffit à combler tous nos désirs. « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît. » (Mt 6,33)

Cet évangile nous pousse à nous interroger sur notre façon d’accueillir notre prochain. Accueillir non seulement les membres de nos familles et nos amis, mais les personnes qui nous gênent : le migrant, le SDF, la personne qui nous est antipathique… « Ce que avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait », nous dira le Christ à la fin de notre vie (Mt 25)… A rebours de notre société qui favorise l’individualisme et le communautarisme, il nous invite à ouvrir largement nos cœurs, nos esprits, nos maisons… à notre prochain.

 

Seul le Seigneur peut donner un sens à nos existences et nous combler, frères et sœurs. Voilà pourquoi nous devons ne rien préférer à l’amour du Christ. Cette préférence implique une séparation, comme n’importe quel choix. « Choisir, c’était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n’importe quelle unité » écrit André Gide dans Les Nourritures terrestres.  Le jeune homme riche, parce qu’il n’a pas su quitter sa famille et ses richesses, est reparti tout triste. Pourtant, la vie elle-même nous éduque. Nous devons d’abord quitter le sein de notre maman, puis la quitter pour aller à l’école, puis nous éloigner de nos parents pour trouver un travail ou pour nous marier, puis voir partir nos propres enfants… et in fine, nous savons que nous devrons nous séparer de notre corps, au moment de notre mort. Tous ces renoncements sont douloureux mais porteurs de vie. Alors, n’ayons pas peur de ne rien préférer à l’amour du Christ. C’est ainsi que notre vie aura un sens. En produisant les fruits savoureux de l’Esprit, nous donnerons le désir à d’autres de suivre le Christ et de construire leur vie avec lui.

P. Arnaud

[i] Il écrit comme fondement de ses Exercices : « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme […] Pour cela il est nécessaire de nous rendre indifférents à toutes les choses créées, en tout ce qui est laissé à la liberté de notre libre-arbitre et qui ne lui est pas défendu ; de telle manière que nous ne voulions pas, pour notre part, davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l’honneur que le déshonneur, une vie longue qu’une vie courte et ainsi de suite pour tout le reste ».