La vie en abondance

Frères et sœurs, comment pouvons-nous vivre davantage ? Je ne parle pas de la durée de notre vie, mais de son intensité. Comme la foi, la vie ne fonctionne pas sur un mode binaire, mais selon une infinité de degrés possible. La preuve, c’est que le Christ est venu pour que nous ayons la vie, la vie en abondance (Jn 10,10). C’est pourquoi il demande à Marthe, et à chacun d’entre nous : « Quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? » Il l’appelle à passer de la foi en la résurrection finale, que Marthe professe au sujet de son frère (« je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour ») et que nous professons nous aussi chaque dimanche, à la foi en la résurrection ici et maintenant, possible si nous sommes unis à lui, qui est « la résurrection et la vie ». Jésus ne parle pas ici de la mort physique, qui est inéluctable, mais de la mort spirituelle, qu’il a évoqué ailleurs : « laissez les morts enterrer les morts » (Lc 9,60) Cette mort-là peut prendre plusieurs formes. Au sens fort, il peut s’agir de « la seconde mort » (synonyme de l’enfer) que saint Jean mentionne 4 fois dans son Apocalypse et qui concerne ceux qui ont étouffé en eux la voix de leur conscience, comme le riche de l’évangile qui n’a pas voulu voir Lazare à sa porte. Mais il peut s’agir aussi d’un sommeil de l’âme qui affecte ceux qui vivent rivés aux réalités quotidiennes ou dans le divertissement pascalien et qui ont étouffé en eux l’appel à la transcendance. Certains se réveillent de leur sommeil[i] mais se perdent dans les impasses proposées par les sectes. Le Christ, lui, nous éveille et nous ressuscite (en grec, egeiro revêt les 2 sens) pour nous conduire jusqu’à son Père et nous donner d’entrer dans l’intimité qui les unit tous les deux, dans l’Esprit Saint. Cette intimité nous est révélée d’une façon magnifique dans l’évangile de ce dimanche : « Père, je te rends grâce parce que tu m’as exaucé. Je le savais bien, moi, que tu m’exauces toujours » dit Jésus avant même de commander à Lazare de sortir de son tombeau. Et voici justement en quoi consiste la vie divine, la vie éternelle à laquelle le Seigneur veut nous donner de participer dès maintenant : être uni au Père par le Fils, dans l’Esprit Saint. Alors, suivons le Fils, quelles que soient les difficultés et les dangers, comme les apôtres qui ont accepté de retourner avec lui en Judée alors que les chefs des Juifs cherchaient à le tuer (au point que Thomas s’est écrié bravement : « Allons-y, nous aussi, pour mourir avec lui ! »)  Avec lui, franchissons les 4 étapes qui ont conduit à la résurrection de Lazare. Premièrement, apprenons à ne pas nous précipiter. Deuxièmement, pleurons avec ceux qui pleurent. Troisièmement, ouvrons les tombeaux. Quatrièmement, délions ceux qui sont prisonniers.

 

Pour commencer, nous devons parfois « demeurer » immobiles (un mot qui revient beaucoup dans l’évangile de Jean et qui évoque la vie contemplative). C’est ce que Jésus fait lorsqu’il apprend que son ami Lazare est malade : « il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait ».  S’il agit ainsi, ce n’est pas par paresse ou par dureté de cœur (au contraire, il « aimait Marthe et sa sœur, ainsi que Lazare »), c’est parce que « cette maladie ne conduit pas à la mort, elle est pour la gloire de Dieu, afin que par elle le Fils de Dieu soit glorifié. » Jésus est parfaitement maître de lui-même, il sait faire preuve de patience. Nous-mêmes sommes bien souvent fébriles, et confondons action et activisme, vitesse et précipitation. Si Jésus s’était précipité pour rejoindre Lazare, il serait arrivé de toute façon après sa mort, puisqu’on apprend ensuite qu’il le trouva « au tombeau depuis quatre jours déjà ». Sa résurrection, alors qu’il sentira déjà, n’en sera que plus éclatante.

 

Deuxièmement, nous devons « pleurer avec ceux qui pleurent » (Rm 12,5). Après que Jésus a rejoint Lazare et ses sœurs, « quand il vit que Marie pleurait, et que les Juifs venus avec elle pleuraient aussi, Jésus, en son esprit, fut saisi d’émotion, il fut bouleversé ». Et ensuite, il « se mit à pleurer », avant d’être une troisième fois « repris par l’émotion ». Il pleure devant la mort, celle de Lazare, la sienne qui approche, celle de tout homme… Quel mystère ! Alors que les philosophes soulignent l’impassibilité de Dieu, Jésus se révèle ici comme à la fois pleinement homme (capable de souffrir) et pleinement Dieu (capable de donner la vie).

Troisièmement, nous devons ouvrir les tombeaux. Pour cette troisième étape, comme pour la suivante, Jésus n’agit pas seul, il demande aux proches de Lazare de collaborer avec lui : « Enlevez la pierre. » Cela signifie que nous aussi, nous devons travailler en collaboration avec d’autres, croyants ou non. Plus précisément ici, nous devons les inciter à faire la lumière en eux-mêmes. Pour vivre pleinement, nous devons accepter de reconnaître (à nous-mêmes et parfois aux autres) ces aspects de nos vies qui sont « morts » et qui sentent mauvais (en opposition à l’odeur de sainteté qui émane de ceux qui sont vivifiés par l’amour), dont nous avons honte et que nous sommes tentés de cacher au fond de nous-mêmes. Jésus avait montré ce chemin à la Samaritaine, en lui parlant de ses 5 maris… C’est l’une des « conversions » majeures de notre époque, notamment dans l’Eglise : alors qu’on tendait à cacher le mal, on a compris qu’il fallait au contraire le révéler au grand jour pour pouvoir en guérir. Nous devons accepter de « faire la vérité »[ii] et d’enlever la pierre pour que le Seigneur accomplisse sa promesse transmise par Ezéchiel à son peuple en exil : « Je vais ouvrir vos tombeaux et je vous en ferai sortir, ô mon peuple, et je vous ramènerai sur la terre d’Israël. » (1° lect.) Jésus anticipe ici le Samedi Saint, lorsqu’il descendra aux enfers pour en remonter les morts.

 

Enfin, nous devons délier ceux qui sont prisonniers de leurs bandelettes, : « Déliez-le, et laissez-le aller. » Que représentent-elles ? Toutes nos tendances égoïstes, qui se transforment souvent en péchés. Saint Paul écrit aux Romains : « Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas » (Rm 7,1) et ensuite : « ceux qui sont sous l’emprise de la chair ne peuvent pas plaire à Dieu. Or, vous, vous n’êtes pas sous l’emprise de la chair, mais sous celle de l’Esprit » (2° lect.). Parfois, nous ne pouvons pas nous libérer nous-mêmes de nos bandelettes, nous avons besoin des autres, comme le paralysé de l’évangile a eu besoin de ses compagnons pour l’amener jusqu’à Jésus en passant par le toit (Mc 2,1-12) Mais en devenant libres, nous devons aider les autres à se libérer, notamment par la correction fraternelle : « Si ton frère a commis un péché, va lui parler seul à seul et montre-lui sa faute.» (Mt 18,15) … Le sacrement de réconciliation est efficace pour nous libérer des tendances égoïstes de la chair et de notre culpabilité. Charles de Foucauld était sorti du tombeau d’une vie désordonnée en découvrant le désert et la vie des nomades, et il était revenu en France avec le désir de mener une vie nouvelle. Mais il n’a reçu cette vie que le jour où il est entré dans le confessionnal de l’abbé Huvelin, qui l’a absous. De plus, nous pouvons pardonner à ceux qui nous ont offensés, et demander pardon à ceux à qui nous avons fait du mal.

 

Frères et sœurs, la résurrection de Lazare est le 7ème et dernier signe relaté par saint Jean dans son évangile. C’est le plus éclatant de tous, celui où il manifeste au mieux sa gloire, comme il l’avait annoncé lui-même. Cet évènement glorifie le Christ parce que Lazare retrouve la vie (et comme dira saint Irénée, « la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant ») mais aussi parce qu’il prépare un événement plus éclatant encore, sa propre mort et résurrection qui, elle sera définitive (contrairement à celle de Lazare qui mourra de nouveau). C’est parce que « beaucoup de Juifs, qui étaient venus auprès de Marie et avaient donc vu ce que Jésus avait fait, crurent en lui » que les grands prêtres et les pharisiens « décidèrent de le tuer » (Jn 11,45.53). Si les adultes qui se préparent au baptême le reçoivent à Pâques, c’est parce qu’ils vont être plongés dans la mort et la résurrection du Christ, et ainsi naître à une vie nouvelle[iii]. Nous aussi, qui allons renouveler la foi de notre baptême lors de la vigile pascale, laissons le Christ nous rendre toujours plus vivants, à l’image de Marie qui sortit de sa tristesse pour se lever rapidement et aller rejoindre non le tombeau comme son entourage le pensait, mais Jésus. Par le Fils et dans l’Esprit, unissons-nous au Père en sachant demeurer en lui par une vie contemplative, en pleurant par la compassion avec ceux qui pleurent, en ouvrant par la vérité nos propres tombeaux mais aussi ceux des autres, et en déliant nous-mêmes et nos prochains des bandelettes de la chair. C’est ainsi qu’avec eux nous pourrons goûter en abondance la vie divine, la vie éternelle.

P. Arnaud

[i] Comme le prince Siddharta qui devint le bouddha (l’éveillé).

[ii] Jésus avait dit ainsi à Nicodème : « celui qui fait la vérité vient à la lumière » (Jn 3,21).

 

[iii] Au moment de son dernier repas, Jésus a dit : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14,6). En parlant à la Samaritaine, il lui a montré le Chemin vers la source d’eau vive ; en guérissant l’aveugle-né, il lui a ouvert les yeux pour connaître la Vérité ; en « réveillant » Lazare, il a manifesté aux yeux de tous qu’il est la Vie.